10 canoës, 150 lances et 3 épouses

Pour une initiation au symbolique : rejoindre le Temps du Rêve ou La cinquième saison

Sortie le 20 décembre 2006



La Méthode ESPERE® initiée par Jacques Salomé propose une série d’outils, de concepts, de repères, de balises et de médiations pour apprendre à communiquer avec les autres et avec soi-même. Ces médiums appelés « visualisation » ou « démarches symboliques » sont autant d’invitations à se situer au-delà du réalisme ou de la fonctionnalité des faits. Ce ne sont pas des techniques à proprement parler. Plus que des savoir-faire, ils font appel à un savoir-être et un savoir-devenir, en d’autres termes, à un supplément d’âme. Autant dire que leur usage et leur maniement demandent tact et doigté. Paradoxalement, ils présupposent autant une aptitude à apprendre qu’une disposition à désapprendre et à improviser dans l’instant. En ce sens, ils nous mettent en contact avec l’archaïque et le primordial en nous via le préconscient, lorsque le temps est mis entre parenthèses et donne accès et lieu à l’autre monde : celui de la créativité, du jeu, du rêve et de l’art sous toutes ses formes.

Les chemins d’accès au symbolique sont multiples et variés. Tout ce qui nourrit l’imaginaire, ce qui surprend ou déconcerte est bon à accueillir.

10 canoës, 150 lances et 3 épouses m’a semblé être une merveilleuse occasion d’(e)(r)éveiller des zones de notre cerveau droit si peu sollicitées par notre culture actuelle. Avec cette fiction, nous faisons une véritable plongée dans l’anachronie. Nous sommes littéralement transportés dans le hors temps des fables et des contes que Jacques Salomé propose parfois de requérir comme support pour se dire et entendre l’indicible ( voir son dernier livre, troisième d’une série - Contes d’errances et d’espérance, chez Albin Michel, janvier 2007).

Ce film singulier de Rolf de Heer et de Peter Djigirr n’est pas seulement à voir. Il comporte sa part d’expérience de patience et d’écoute à vivre. En fin de compte il est une sorte d’aventure initiatrice qui nous désoriente à bon escient et qui nous sensibilise, - nous, occidentaux pétris de rationalité et si convaincus de scientisme -, au registre du symbolique (envisagé ici dans un sens large).

Ce n’est pas peu que d’y parvenir !

À partir du pré-texte de ce film, j’associerai sur des documents épars que j’ai rassemblés sur le thème du temps de la créativité. De même que le peintre a besoin d’une toile comme support à son motif, de même les transmetteurs de messages existentiels ou relationnels de toute sortes, gagnent parfois à installer leurs histoires et leurs personnages dans un autrefois insituable, - la nuit des temps - de manière à ce que la question des causes et des origines n’ait pas à être formulée. Encore faut-il pouvoir faire preuve de tolérance face aux espaces transitionnels et aux temps intermédiaires ! Encore faut-il ne pas vouloir chercher à toujours tout expliquer et démontrer par a b. Puissions-nous accepter une part de mystère impénétrable dans les choses profondes de la vie !

Dans la suite de cet écrit, il sera question :
- du Temps du Rêve (selon une expression propre aux aborigènes d’Australie) comme d’une fenêtre ouverte sur ce temps qui ne passe pas
- et de l’étonnante cinquième saison, « celle qui donne des prunes au pommier, des framboises au chêne ».

J’ai fait appel à la parole féconde de quelques écrivains et/ou poètes parmi lesquels Jacques Salomé.

Brève présentation 10 canoës, 150 lances et 3 épouses, un film de Rolf de Heer

Synopsis

Ce premier film aborigène est classé dans la catégorie Conte et humour. Il nous fait pénétrer dans la culture la plus lointaine qui soit tout en nous la rendant proche.

En des temps reculés, dans le nord de l'Australie, le jeune Dayindi convoite l'une des trois femmes de son frère aîné, Ridjimaril, menaçant ainsi la loi tribale. Afin de ramener le jeune homme dans le droit chemin, le vieux sage du village lui raconte une légende ancestrale qui parle d'amours interdits, d'enlèvement, de sorcellerie et de vengeance qui tourne mal.

Propos entendus, sur France Culture dans l’émission Tout arrive du mercredi 20 décembre 2006
« Le cinéaste s’est mis au service des aborigènes d’une tribu […] du Nord de l’Australie qui lui ont demandé de raconter leur histoire.

On est dans un temps indéterminé. Le réalisateur recréé le monde des aborigènes et réussit ce tour de force de nous faire pénétrer une pensée, une vision du monde, une cosmogonie.

Ce film nous fait […] toucher du doigt ce que peut être la notion de fiction dans la pensée aborigène.

Dans une interview réalisée à l’occasion du Festival de Cannes en mai 2006, Rolf de Heer s’explique.

« Ça a pris peut-être 2 ans pour trouver exactement comment serait le film et pendant ce temps j’ai appris à interpréter le sens de ce qu’ils disaient.

J’ai commencé à comprendre qu’ils voulaient un film qui reflète avec précision leurs propres traditions mais qui utilise aussi la tradition narrative occidentale. Ils voulaient un film – pas seulement un documentaire. Certains dans la communauté comprennent la différence, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Pour beaucoup c’est la même chose.

Certains membres de cette communauté, s’ils voient une fiction policière américaine, ils pensent qu’ils la voient en temps réel et que ça se passe réellement maintenant. C’était en fait un de mes plus grands problèmes. Pour beaucoup de gens, si une histoire vaut la peine d’être racontée c’est une histoire vraie. Ils n’ont aucune compréhension de ce qu’est la fiction parce que ça n’a aucune place dans leur cosmologie. Ça n’a aucune utilité dans leur vie. Donc, tout ce qui était sur l’écran devait être possible dans la vie réelle. Si ce personnage-ci s’est marié avec ce personnage-là c’est mieux qu’il soit marié dans la réalité mais au moins ils doivent être autorisés à être mariés, parce que le système tribal est très strict concernant qui est autorisé à épouser qui. Oui, la limite entre la réalité et la fiction est différente de la nôtre. »

De ce qu’ils ont dit lors de cette émission radiophonique, j’ai retenu :
« C’est véritablement un enchantement que ce regard ironique […] qui nous fait pénétrer une vraie cosmogonie. Il y a […] ce rapport nonchalant et archaïque au temps. En fait il y a quelque chose de la fable […] et quelque chose de véritablement jubilatoire dans ce qui appartient aux mythes et aux cosmogonies mondiales et qui permet aussi d’être dans cette ironie du récit de veillée, de l’histoire dans l’histoire, de l’enchâssement, tout en pénétrant le monde des marais d’Arafura […] d’une infinie beauté et avec toujours cette voix off qui tire le tapis à chaque fois au spectateur en disant « c’est une bonne histoire, pas comme vos histoires, mais tout de même une bonne histoire. »
(Florence Boulouque)

« Cette voix off qui nous emmène comme il est dit « back to the time » c’est une découverte, c’est un saisissement, c’est une machine à remonter le temps »
Michel Baujut)


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Quelques digressions…

Dans l’ordre : textes de Pascal Quignard, J.-B Pontalis, Victor Segalen et Jacques Salomé

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Dans son roman « Villa Amalia » (Gallimard 2006), Pascal Quignard nous montre en peu de mots quelque chose du rapport qui existe entre la création musicale, le travail de la main gauche au piano (en lien avec les activités intuitives du cerveau droit ) le vivre dans l’instant et le Temps du Rêve chez les aborigènes d’Australie.

Ann Hidden est musicienne. Elle est l’héroïne du livre.

« En Australie.
Elle n'avait pas beaucoup de mémoire dans la durée mais cette mémoire était intense dans l'instant.
C'était très simple : dès qu'elle buvait du vin, elle oubliait tout.
Le soir elle oubliait tout.

Quand elle interprétait, quand elle enregistrait, elle cessait de boire. Elle renversait les temps quotidiens. La nuit tombée elle restait dans sa chambre. Elle lisait. Peu importait la nature de la partition : orchestre, quatuor, trio, orgue, lieder. Elle mémorisait très vite. Elle reposait la partition.

Yeux ouverts, devant le mur nu (ou qu'elle dépouillait de ses cadres, photographies, sérigraphies) de la chambre d'hôtel ou de la loge, elle en contemplait l'image panoramique dans le vide.

Toute concentrée, toute droite, elle descendait précautionneusement - pour ne rien égarer de sa vision - dans la salle de concert, ou dans le studio, allait aux pianos.

Elle enregistrait sur deux Steinway très différents - le jour et la nuit -, profonds, aux touches très profondes, extraordinaires. Assise, levant les mains, faisait longtemps silence. Brusquement elle était en train de jouer.

Tout le travail de concentration se faisait dans sa loge. Les techniciens étaient prêts, attendaient. Elle descendait. Elle ne faisait qu'une prise.

*

À Sydney elle couchait dans l'appartement de Warren. Elle expliquait à Warren :

- Il paraît que le sommeil Iivre la conduite du corps au plus âgé de nos trois cerveaux. La main droite perd sa compétence la nuit. La main sinistre y redevient habile. Un pianiste s'il est compositeur a tout intérêt à enregistrer à l'heure où il devrait être en train de dormir. Sa gauche est jaillissante. Dans le même temps les doigts jusque-là dominants de la main droite perdent leur souveraineté.

Elle dit une autre fois à un journaliste japonais qui était venu l'interviewer :

- Klee, le peintre, s'imposait de dessiner avec la main gauche durant la journée pour être inhabile et enfantin, imprévisible. Moi je joue à l’heure où la main gauche règne. À cette heure la partition n’est plus qu’un rêve qui défile suivant un tempo que je ne maîtrise pas.

*

Avant chaque concert il lui fallait se livrer à une ascèse qui lui rendait peu à peu la vie impossible. Elle limita cette ascèse aux enregistrements qu’elle groupait et auxquels elle ne s’attelait qu’une fois tous les deux ans. Elle refusait pendant des mois toute invitation le soir. Elle se couchait à vingt-deux heures précises, se levait à quatre heures précises, ne jamais sommeiller ou rêver dans la journée. Elle appelait cela « émanciper la main gauche ».

Warren lui dit :

- Ici les aborigènes appellent cela : rejoindre le Temps du Rêve (1). »

***

Dans un article intitulé « Rencontre et ouverture du réel », le philosophe Henri Maldinay (3) a écrit de très belles pages à propos de l’art dit « primitif ». J’y ai retrouvé une référence au temps du rêve qui est celui de toute création.

« Parce qu'une œuvre d'art est unique, il n'y a pas d'histoire de l'art. Les historiens, prétendus ou prétendants, de l'art devraient s'aviser de ce fait majeur : l'art existe, avant l'histoire. Les arts primitifs sont l'art de peuples qui n'ont pas d'histoire, de peuples dont l'existence n'est pas déterminée par des événements critiques qui décident de son sens et de son style, mais par des événements immémoriaux qui scandent un passé absolu. Ce passé n'est pas un passé historique, ni un présent dépassé ; c'est un passé de toujours, sous-jacent et non antécédent au présent. Ce passé-là pourrait correspondre à l'inconscient archétypique de Jung. Ce temps de toujours, les aborigènes d'Australie l'appellent le temps du rêve. Il est celui de toute création. Dans le récit d'une population du nord-est australien, rapporté par Mircéa Éliade, les êtres primordiaux sont aveugles et créent dans la nuit. Les actes créateurs échappent à la fois à la lumière de la conscience et au temps de l'histoire. La création n'implique pas seulement la venue au jour, mais la naissance du jour. Les arts primitifs n'ont pas d'histoire, parce qu'ils émanent directement du sentir. »

***

Je me suis souvenu d’un livre de J.-B Pontalis intitulé « Ce temps qui ne passe pas (3)[3] ». L’auteur y parle d’un temps qui s’apparente au Temps du Rêve : c’est celui de la cinquième saison.

« Qu’est-ce que la cinquième saison ? Jean Giraudoux l’évoque dans son roman Bella, en passant : « Là où il commande (cet « il », nous pourrions le désigner comme le fantasme, la fantaisie qui, dans sa toute-puissance imaginaire, défie la nature des choses), là où il commande, écrit Giraudoux, fleurit une cinquième saison qui donne des prunes au pommier, des framboises au chêne (4). » Mais c’est Pascal Quignard qui, plus récemment, a su lui conférer, en d’admirables pages, la portée qui nous intéresse. Il prête l’invention de la formule […] à un romancier oublié de l’Antiquité romaine, autrement dit, un de nos contemporains, Caius Albucius Silus : « Il y a quelque chose qui n’appartient pas à l’ordre du temps et qui pourtant revient chaque année comme l’automne et comme l’hiver, comme le printemps et comme l’été. Quelque chose qui a ses fruits et qui a sa lumière (5). » Et Quignard commente ainsi : « Albucius renvoie à cette véritable avant-saison qui erre furtivement toute la vie, qui hante les saisons calendaires, qui visite un peu les activités du jour, souvent les sentiments, toujours le sommeil, par le biais des songes et des récits auxquels ils aboutissent dans cette espèce de souvenir verbal qu’on retient d’eux, en lui ôtant toute luminescence et toute fièvre. » Saison anachronique, littéralement parlant, qui n’a pas d’existence en soi. Si elle « hante » les saisons calendaires, c’est qu’elle ne prend pas sa place dans leur succession naturelle, les exclut moins encore. Et Quignard poursuit : « Saison qui est étrangère non pas à tout langage mais au tout du langage (6), étrangère au langage comme discours, étrangère à toute pensée très articulée. »
Cinquième saison : serait-ce un autre nom, plus évocateur, pour désigner l’inconscient freudien ?
[…] Bien sûr, il est difficile, impossible peut-être, de transcrire en mots ce qui est hors des prises du Logos : le cri de notre entrée dans la vie, notre animalité précoce, la perversité et l’impudeur native dont nos rêves, parfois dans leur détournement de la logique, nous transmettent quelque chose. Ce temps, cette « alogia » ne sont pas derrière nous. Ils sont une source au présent. Cette source vive, jamais tarie, Freud l’appelle l’infantile. L’infantile est le sexuel indifférencié où peuvent coexister tendresse et sensualité, masculin et féminin, actif et passif […]
Cet infantile est sans âge. Il ne correspond à aucun lieu, à aucun temps assignable. Il est l’autre nom de la cinquième saison. »

***

De cinquième saison en cinquième saison : celle du poète Victor Segalen ( Dans Stèles 1912)

« L’autre, le divers, qui permet de se retrouver intensément, se gagne par la distance dans l’espace, mais aussi par l’abolition du temps. » La cinquième saison, texte de Victor Segalen, choisi et présenté par Jean-Paul Robert, enregistré à Brest au festival Longueurs d’Ondes, diffusé sur France Culture le 24 décembre 2006.

« Le spectacle n’est pas clos mais il est en vous-même et je ne puis vous y faire pénétrer !
Les quatre saisons ont passé et vous croyez à toute l’Année ? ou bien, comme le symbole parfois le veut, à l’accomplissement de la vie ?
Vous seriez donc tout près de la cessation de la vie et vieillard à regarder ce tableau changeant dans les nues ?
Non, si vous êtes vraiment bon spectateur, si vous savez voir, sachez que le temps glissera autour de vous sans vous atteindre.

C’est ici le point délicat et sensible du jeu où je vous ai convié.
Sachez qu’au-delà de toutes les saisons il en est une que le jeu des lunes ne règle point, qui n’obtient pas son équilibre à l’heure du solstice et que nul astronome officiel ne peut dénoncer ni mesurer.
Semblable en lui rapportant les points cardinaux au cinquième, centre et milieu qui est soi.
La cinquième saison n’a pas d’âge et ne relève point du calendrier. Elle vit en nous. Elle se mesure à nous-mêmes.
Même après ce spectacle glacial et confortant néanmoins de l’hiver, même après le cycle total des autres, c’est à nous, c’est bien à nous de la voir, non plus dans les nuages mais dans le puits, au fond de nous.
C’est dès lors un amusement pour elle, qu’autour d’elle, tournent les quatre autres, ces diverses images, reflets égarés dans les nues.

***

La cinquième saison telle que Jacques Salomé la poétise dans « En amour l’avenir vient de loin », Albin Michel, 1996, p 183 (Extrait du recueil de poème Je t’aime, publié en 1985 aux Editions du Regard Fertile)

Tu es
ma cinquième saison
celle qui vient
après toutes les ombres
après toutes les pluies
après toutes les neiges
Tu es
une saison ancienne
ré-ouverte
au plus vif de la vie
Tu es
une saison rubis
où viennent s’incendier
mes regards innocents.
Tu es
une saison étoile
dans l’opale de mes errances
Tu es
le sens toujours
renouvelé
de ma tendresse orange.
Galaxie en voyage
Au profond de moi-même
ô mon unique saison.

***

Juste pour situer le temps chronologique de la cinquième saison et le contexte de son énonciation

« Albucius plaçait cette cinquième saison entre quinctilis et sextilis – entre ce qui deviendrait Julius et ce qui deviendrait Augustus. Entre juillet et août. »

Albucius, le romancier était appelé « Inquietator ». « Caius Albucius Inquietator. L’inquiétator, l’agitateur de la langue latine à l’aube du premier siècle. » (Pascal Quignard dans Albucius, p. 56 et 8).

***

Le Temps du Rêve ou dream time

J’adore les coïncidences ou les ECLIPSEEE comme je les ai appelées un jour (7) (Étonnantes Correspondances Lumineuses entre notre Intuition Profonde et le Système Énergétique Environnant).

Depuis que j’ai commencé ce texte, j’ai déjà reçu un petit clin d’œil de la vie par le biais des ondes avec la diffusion le dimanche 24 décembre d’une émission intitulée La cinquième saison et consacrée à Victor Segalen (voir plus haut, l’extrait que j’en ai cité)

Je reçois un deuxième signe toujours par les ondes de la radio. En cette première semaine de l’année, les Chemins de la connaissance (France Culture) diffusent une série d’émissions consacrées aux rêves. Il y est question des songes aborigènes. L’invitée de Jacques Munier s’appelle Jessica De Largy Heayly. Elle est doctorante en anthropologie à l'université de Melbourne et à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales sous la direction de Barbara Glowczewski auteur de « Rêves en colère ». Née en Australie, Jessica De Largy Heayly a fait de nombreux séjours, notamment dans le Victoria, le Queensland et le Territoire du Nord. Dans le cadre de son terrain de doctorat, elle a vécu pendant deux ans, entre 2003 et 2004, à Galiwin'ku, en Terre d'Arnhem, où elle a travaillé bénévolement avec une équipe yolngu au Galiwin'ku Indigenous Knowledge Centre.

Je reconstruit ici une partie de l’échange que j’ai entendu.

Le rêve est un élément fondateur de la cosmologie et de la vision du monde des aborigènes d’Australie. Il constitue une catégorie du temps mythique et une expérience individuelle qui s’inscrivent dans une pratique sociale qui comporte ses rituels. Le terme employé par les aborigènes pour parler du rêve est littéralement l’anglais dreaming ou dream time.

Le dreaming ou dream time « est en fait une traduction de concepts de plusieurs langues aborigènes qui, chacune ont leur propre terme pour désigner un espace-temps qui est lié au rêve. C’est comme une réalité virtuelle qui se réfère à la fois à la cosmologie, à la création du monde, aux êtres ancestraux qui ont crée le monde tel qu’il existe aujourd’hui, en y apportant ses lois et ses règles de l’organisation sociale par exemple. Le dreaming se rapporte aussi à la géographie sacrée, c’est-à-dire aux itinéraires mythiques empruntés par des êtres créateurs et ponctués par des sites qui sont eux-mêmes appelés des rêves. Il faut distinguer deux choses : d’un côté le dreaming, le rêve en tant que cosmologie et passé mythique et le processus de rêver qui est un des moyens d’accéder à ce monde ancestral. »

Le terme anglais dreaming désigne chez les aborigènes « à la fois les êtres éternels, les récits mythiques dont ils sont les acteurs, leurs itinéraires et les points d’arrêt géographiques devenus des sites sacrés ainsi que la matrice créative qui les génère » (Barbara Glowczewski dans « Rêves en colère »)

Le dreaming ou dream time se réfère à un espace-temps mythique et originaire mais qui n’est pas révolu, c’est quelque chose qui continue, un domaine de la réalité… Ce n’est pas un âge d’or passé mais c’est quelque chose qui se poursuit, qui se renouvelle et qui est dynamique, et auquel les rêves fournissent un moyen d’accès et d’en rapporter des messages ou des innovations rituelles.

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Espace-temps ou temps-espace ?

Cette importance que les aborigènes donnent à l’espace, à la géographie, aux sites et aux itinéraires sacrés me font tout d’un coup m’interroger. Le Temps du Rêve ne serait-il pas plutôt un temps-espace qu’un espace-temps ? J’invente cette expression pour tenter de donner une forme verbale à ce que je perçois être ici en question : une manière particulière d’être au monde inscrite davantage dans la topographie de l’entourance, qu’orienté dans une chronologie. Ce serait un temps où le temps n’est pas perçu en tant que tel mais conçu et localisable comme un espace.

C’est une petite fille de trois ans qui m’a sensibilisée à cette idée il y a quelques années déjà. Je la reçois avec sa mère. La petite joue assise par terre quand vient l’heure fatidique de s’habiller pour partir. Je l’entends supplier : « encore un morceau, encore un carré ! » J’ai à peine le temps de m’étonner et de m’interroger in petto - un morceau de quoi ? un carré de quoi ? - sa mère se fait interprète : « elle veut jouer encore un peu… un morceau ou un carré pour elle, c’est un moment. »

Il y a un temps de la vie et des moments dans l’existence où le temps se matérialise dans l’espace : un carré, un morceau, un lieu, un site, un rond, un coin de terre.

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Le dreaming : la capacité de rêver ou le Rêver.

Le dreaming considéré comme processus me rappelle cette fois un autre écrit de J.-B Pontalis. Nous sommes en 1975, il traduit « Playing and reality » de D.W. Winnicott (paru en France sous le titre français de « Jeu et réalité (8)»).

Dans la préface qu’il a rédigée à ce livre, J.-B. Pontalis évoque les difficultés qu’il a faite en cours de traduction.

« Nous avons été frappés, tout au long de ce livre, par la fréquence des participes passés substantivés. Playing n’est que l’un d’entre eux. Certes la langue anglaise, non seulement autorise un tel usage mais il y a facilement recours. Mais ici ils figurent chaque fois que l’auteur entreprend de se démarquer des concepts en usage : fantaising, dreaming, living, object-relating, interrelating, communicating, holding, using, beeing, etc. Autant de termes qui indiquent un mouvement, un processus en train de s’effectuer, une capacité – pas nécessairement positive, par exemple dans le fantaising où Winnicott voit une activité mentale quasi compulsive, presque opposée à l’imagination – et non le produit fini. C’est ainsi que l’existence de rêves et leur manipulation mentale ne témoignent pas nécessairement de la capacité de rêver. »

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Pour le dire en chantant avec Mc Solar

C'est la 5è saison

Loin du froid

C'est la 5è saison

Un nouvel Eden, un espoir.


(1) Villa Amalia pp 282-284

(2) Article paru dans La réalité psychique. Psychanalyse, réel et trauma. Bernard Chouvier, René Roussillon et all, Dunod 2004, p 104

(3) Gallimard, 1997, p 29 à 30

(4) Jean Giraudoux, Bella, in Œuvres romanesques complètes, I Pléiade, p. 901. Ajoutons, précise J.-B Pontalis, qu’un recueil posthume, de poèmes de Jacques Prévert a pour titre La cinquième saison.

(5) Pascal Quignard, Albucius, P.O.L 1990, p. 30

(6) Je souligne, mentionne J.- B Pontalis

(7) Voir dans Le courage d’être soi (1999) le chapitre « À propos des synchronicités »

(8) Gallimard
Je renvoi aussi à l’article que j’ai fait paraître sur le site de l’Institut ESPERE International en décembre 2005 – page Édito – sous le titre « L’enfant n’a pas tant besoin de jouets que de jouer »